Tirailleurs sort au cinéma ce mercredi 4 janvier. A travers l’histoire d’un père et de son fils, un morceau de l’histoire de France. Sur le chemin de la reconnaissance de tous ces combattants.
Le film de Mathieu Vadepied, son réalisateur et de son acteur tête d’affiche Omar également co-producteur nous invite à suivre un père et son fils. Deux hommes Sénégalais, enrôlés dans une guerre qui n’est pas celle de leur pays. Une belle histoire sur le papier. Une histoire qui rouvre également le débat et le questionnement d’une histoire de France et de combattants méconnus.
Synopsis : une histoire dans l'histoire
1917. Bakary Diallo s’enrôle dans l’armée française pour rejoindre Thierno, son fils de 17 ans, qui a été recruté de force. Envoyés sur le front, père et fils vont devoir affronter la guerre ensemble. Galvanisé par la fougue de son officier qui veut le conduire au cœur de la bataille, Thierno va s’affranchir et apprendre à devenir un homme, tandis que Bakary va tout faire pour l’arracher aux combats et le ramener sain et sauf.
Les tirailleurs: une longue histoire dans l'histoire de France
Le premier bataillon de tirailleurs a été créé par décret impérial en juillet 1857. Ce corps de militaires a été constitué au sein de l’Empire colonial français et composé de soldats africains, du Maghreb à l’Afrique subsaharienne. Ils ont participé à des moments de gloire – la défense de Reims en 1918 ou la bataille de Bir Hakeim en 1940 – comme à des tragédies tels que les terribles massacres commis par la Wehrmacht à leur encontre lors de la campagne de France. Quant aux tirailleurs dits « sénégalais » (venus du Sénégal mais aussi de toute l’Afrique), ils sont montés au front, aux côtés des poilus de métropole. Ils étaient près de 200.000 à combattre, 30.000 sont morts sur les champs de bataille de la Grande Guerre, beaucoup sont revenus blessés ou invalides. Près de 150.000 ont été mobilisés durant la Seconde Guerre mondiale.
Histoire commune
Acteur et homme engagé
Omar Sy travaille sur le projet de ce film depuis 10 ans. Il n’hésite pas à s’engage pour ce devoir de mémoire et d’histoire communes. En 2016, parce exemple, en signant la pétition réclamant le naturalisation des « tirailleurs Sénégalais ». Chose faite en 2017 par François Hollande, à la fin de son mandat présidentiel. Ou encore en 2021, au Festival d’Avignon en lisant le texte engagé de David Diop « (Frères d’âme. aux éditions Seuil).
Devoir de mémoire
Les chiffres varient selon les sources. Même si cela commence à changer, rares sont les livres, et encore moins les films, qui retracent leur histoire.
De même que leur présence dans les manuels scolaires ne saute pas aux yeux. En revanche, on se souvient de l’image dégradante du tirailleur sénégalais laissée par la publicité « Y a bon Banania ! ». On ne connaît pas le nombre de tirailleurs recrutés de force, parfois avec violence. Ils ont été enrôlés dans toutes les guerres coloniales. Ce corps militaire a été dissous en 1960.*
Cinéma engagé
On se souvient d’Indigènes, le film de Rachid Bouchareb en 2006. Porté par Jamel Debbouze, Oscar du meilleur film international. Indigènes dépasse le cadre du cinéma. La France doit reconnaître le mérite d’hommes considérés comme des sous-patriotes. Rappelons qu’au début des années 1960 leurs retraites et pensions d’invalidité furent gelées. Le 5 septembre, après la projection privée du film, l’émotion de Bernadette Chirac est vive. «Jacques, il faut faire quelque chose !» . Le Président de l’époque fera en sorte que les pensions soient revalorisées. Preuve du rôle indéniable de l’art et particulièrement du cinéma dans l’histoire. Plus de 15 ans après, l’appel au devoir de mémoire, à la prise de conscience, la reconnaissance restent toujours d’actualité. Une nécessité pour le vivre ensemble, en France.
Sources : Anthony Guyon, Les tirailleurs sénégalais : de l’indigène au soldat, de 1857 à nos jours (Perrin, 2022) ; Jean-Pierre Bouvier, La longue marche des tirailleurs sénégalais ; de la Grande Guerre aux indépendances (Belin Histoire, 2018)
Les mots de Mathieu Vadepied, réalisateur
Comment est né le projet du film TIRAILLEURS ?
« L’idée du film est née en 1998 avec la mort du dernier tirailleur sénégalais (Abdoulaye Ndiaye, à l’âge de 104 ans, il avait été enrôlé de force en 1914). L’ironie du sort est qu’il meurt la veille du jour où il devait recevoir la légion d’honneur promise par le président de la République, Jacques Chirac. À ce moment-là, et je ne sais pas pourquoi, je me dis que si ça se trouve dans la tombe du Soldat inconnu reposent les restes d’un tirailleur de l’armée coloniale issu d’un de ces pays africains colonisés alors par la France. Cela a commencé ainsi. Ensuite, j’ai fait des recherches, même si à l’époque, je ne pensais pas que j’aurais un jour l’oppor- tunité de réaliser un film pareil. C’est resté dans ma tête et cela a fait son chemin. En 2010, lors du tournage d’INTOUCHABLES, j’ai rencontré Omar, je lui ai parlé du projet du film – Omar n’était pas encore la star que l’on connaît. On est resté en lien. En 2015, j’ai LA VIE EN GRAND, mon premier long-métrage, qui mettait en scène deux ados de la cité, Adama et Mamadou ».
Histoire et mémoire communes
« Le premier contact, c’est mon grand-père, il s’appelait Raoul – le film lui est dédié –, il était maire d’Évron, une petite ville agricole de la Mayenne, et cette ville était jumelée avec Lakota, une petite ville de Côte d’Ivoire. Petit, je voyais souvent des délégations ivoiriennes venir lors de manifestations festives et culturelles à Evron. J’ai baigné là-dedans, et cela est resté ancré en moi. Cette fraternité entre paysans de deux continents m’a marqué. »
L'impact des questions mémorielles dans la conscience politique
« Comme dans beaucoup de familles, la généalogie de la mienne est composée aussi des morts sur le front. Mon grand-père était maire et sénateur, et mon père est devenu député d’une circons- cription dans l’Oise. Cette conscience politique, concernant les questions mémorielles, ce qui fait la France aujourd’hui, dans son passé et dans son présent, sa composition, sa population, a achevé de conduire chez moi une nécessité d’écrire et de m’ins- crire dans des projets engagés qui questionnent notre société – c’est une chance – qui propose une vision, un état des lieux de la société française dans sa diversité, sa richesse, sa force en assumant ce passé et, surtout, avec la nécessité vitale de le reconnaître. »
« Voilà pour la genèse du film, son ancrage généalogique. Je n’ai pas pris le tournant politique comme mon père et mon grand- père, mais je suis convaincu que le cinéma, comme l’art, est une forme d’expression populaire dans un sens noble, qu’il peut et qu’il doit avoir cette ambition et cette dimension à la fois poé- tique et politique. »
Une fiction pour qu'un passé commun devienne réalité
C’est l’idée, nous avons voulu absolument que le film puisse être regardé par le public le plus large possible : les enfants comme les anciens ; ceux qui sont concernés par le récit comme ceux qui pensent n’avoir rien à voir avec l’histoire…
C'est délicat ! Mais pourquoi ?
« C’est présomptueux de vouloir prendre part à tout cela, mais c’est une proposition fictionnelle, notamment par rapport à la fin du film, qui reste ambitieuse sans se réduire à une affirmation frontale, gratuitement provocatrice ou clivante. Nous avons l’ambition de toucher, par une histoire intime, des questions universelles. Et l’universalité de notre récit est dans la transmission père-fils, au cœur de la dramaturgie du film, sur cette question simple : le moment de bascule, où l’autorité du père est battue en brèche par celle du fils. »
Quels sont les enjeux d'un tel long métrage ?
« Si je prends enjeu comme objectif, le but est utopique : trans- former la vision qu’on a de notre société, montrer d’où vient sa richesse, sa diversité. Le film doit interroger cela, déclencher de la curiosité, il doit, je l’espère, toucher ceux qui sont enfermés dans leur peur, dire la beauté des cultures, des façons de vivre, des langues, et cette acceptation, ce désir de la différence, car elle est une force. Si le film pouvait avoir cet impact, alors ce serait magnifique. Si le projet nous a portés aussi longtemps, d’aussi loin, si nous avons toujours gardé le désir de faire ce film, c’est sans doute grâce à cette dimension utopique ».
Enjeu mémoriel
« Et il y a aussi bien sur cet enjeu mémoriel majeur : rendre hommage aux tirailleurs sénégalais et plus largement, à tous les hommes issus des ex-colonies françaises qui ont combattu, sans avoir eu la reconnaissance de leur sacrifice ».
En peul, en vrai : plus authentique la guerre vue de l'intérieur
Les mots d'Omar Sy, acteur et coproducteur
« C’est un projet qui nous accompagne, Mathieu Vadepied et moi, depuis de longues années. C’est même le fil rouge de notre relation. Cela remonte au tournage d’INTOUCHABLES (le film réalisé par Olivier Nakache et Eric Toledano est sorti en 2011. Mathieu Vadepied en était le directeur de la photographie. Je me souviens précisément d’un moment à la cantine, on avait déjeuné ensemble, et Mathieu me parle de ce projet-là : et si le Soldat inconnu était un tirailleur sénégalais ? Il avait cette idée en tête. On a beaucoup échangé sur la question. Le tournage d’INTOU- CHABLES s’est terminé, et on a continué à garder le lien, avec ce projet à l’esprit qui en était seulement à l’état d’idée. Puis cela a germé, on a avancé au fur et à mesure.»
Acteur et coproducteur : engagement total !
« L’idée est devenue un pitch, puis un traitement, puis un scénario, puis un autre scénario. Ça a duré dix ans ! À un moment, je devais jouer ce tirailleur, puis je suis devenu trop vieux pour le rôle ! J’ai pensé qu’il valait mieux qu’il soit porté par un acteur plus jeune. J’ai alors commencé à me retirer du projet. Mais Mathieu et Bruno Nahon, le producteur, sont revenus vers moi en me disant que même si je ne jouais pas le rôle, je serais toujours associé à l’aventure. L’idée de coproduire le film est venue à ce moment-là. Gaumont s’est dit prêt à défendre le long-métrage. J’ai vu toutes les versions du film et ses multiples scénarios. Je me suis posé la question : suis-je prêt à ne pas être acteur dans ce film ? Finalement, on en parle, mais j’ai absolument souhaité jouer le rôle en langue peule, je n’avais pas envie de jouer un soldat avec un accent ».
Omar Sy dans le rôle de coproducteur
Acteur et coproducteur engagé
Dans une interview publiée dimanche 1er janvier par Le Parisien, Omar Sy interroge. » Je suis surpris que les gens soient si atteints. Ca veut dire que quand ceste Afrique, vous êtes moins atteints ? On se rappelle que l’homme est capable d’envahir, d’attaquer des civils, des enfants. On a l’impression qu’il faut attendre l’Ukraine pour s’en rendre compte »
Il y a 58 militaires français qui sont morts au Sahel en luttant contre les jihadistes. Non, Omar Sy, les Français ne sont pas « moins atteints » par ce qui se passe « en Afrique ». Certains ont donné leur vie pour que les Maliens cessent d’être menacés par des terroristes. https://t.co/tnylXh8QjZ
— Nathalie Loiseau (@NathalieLoiseau) January 1, 2023
Foudre et polémiques !
Les réactions sont immédiates. Celle de Nathalie Loiseau (Renaissance ex LREM) sur Twitter, par exemple. L’ancienne ministre chargée des Affaires européennes et députée européenne frôle le ridicule. Quand on connaît l’histoire coloniale de la France en Afrique et les profits qu’elle tire de sa présence. Ce n’est plus ridicule, c’est même insultant ! Mais cela a le mérite de remettre sur le devant de la scène le grand scandale de la Françafrique. Le mérite également de soulever la question de ces pans de l’histoire de France trop méconnus. Ses méconnaissances, des dénis, excluent une partie de la population. Comment en ne reconnaissant pas et en ne partageant pas une histoire commune, la France peut-elle évoluer ? La mère patrie ne reconnaît-elle et n’aime-t-elle pas tous ces enfants ? Le mérite enfin de faire parler du film Tirailleurs !
Une forme d'engagement politique ?
Omar Sy » « On me prête toujours des engagements politiques, je suis devenu très politique un peu malgré moi, de par ce que je suis, ce que je représente. En tout cas, ce qu’il y a de plus politique chez moi c’est mon travail ! Et évidemment que ce film est une manière pour moi de dire ce que je pense, où je me situe aussi par rapport à la France, ce que je lui dois et ce qu’elle me doit, aussi. »
Débat de société sur la problématique d'une histoire méconnue
« Je ne m’explique pas pourquoi cette histoire des tirailleurs sénégalais, et d’autres tirailleurs issus de pays différents, ait été si peu racontée. Je n’ai pas d’explications, je ne sais pas pour- quoi ni pour quelles raisons on ignore encore cette partie de l’Histoire, je sais juste qu’on n’en entend pas souvent parler. Mais je me dis qu’on perd du temps à se demander pourquoi, et qu’il est primordial aujourd’hui de la raconter, c’est tout. On a fait ce film pour cela. »
Devoir de mémoire pour les jeunes générations
« On a voulu raconter l’histoire telle qu’elle est, avec cette démarche pédagogique, et en étant le plus juste possible. C’est une manière aussi de rendre hommage et de respecter ces vies sacrifiées, comme ces jeunes enrôlés de force par l’armée et arrachés de leur village. C’est toujours cette part d’histoire qu’on ignore tout simplement parce qu’on n’en a pas parlé. Quand on évoque les tirailleurs, on pense à ces soldats qui étaient en France, qui ont combattu pour la France, cela n’a pas été caché, mais on oublie qu’avant ces hommes vivaient dans leur village ou leur ville. C’est comme si on nous parlait de l’Afrique postco- loniale et qu’il s’il n’y avait pas eu d’Afrique avant. C’est cet avant qui m’intéresse, aussi. »
La fiction, une valeur pédagogique
« Pour nous, l’enjeu important est que le plus grand nombre puisse entendre cette histoire et on espère que les gens seront touchés par cette « petite » histoire cachée dans la grande. Elle peut être un accès pour l’éducation. Il y a une démarche péda- gogique qui est totalement assumée. »
Un film pour les jeunes
« Tirailleurs peut donner de la fierté à des jeunes qui se sentent exclus de la grande Histoire. On parle d’intégration, d’assimilation, mais cela passe aussi par des récits où l’on peut raconter ce passé commun qui nous aide à écrire notre futur en commun, notre présent. Ce n’est pas un hasard s’il y a beaucoup d’Indiens en Angleterre, ce n’est pas un hasard s’il y a beaucoup de Sénégalais, de Marocains, de Tunisiens, d’Algériens en France. Cette immigration à un moment donné se dirige vers un pays avec lequel elle entretient un lien fort, il y a donc cette histoire commune et il faut la raconter entièrement sinon quelque chose ne va pas. Cette histoire permet de se dire : en fait, cela fait un moment qu’on traîne ensemble les gars, et ça il ne faut pas l’oublier ! »
Bah, nous aussi on espère et on va courir voir le film pour se faire une idée par nous même.